Passion montagne 05

Passion

… Viens mon ami ; quittons la ville détestée, et fuyons tous deux vers ces montagnes que nous aimons tant …

« – Mais, diras-tu, en novembre, et par un temps si maussade ? »

Qu’importe la saison et qu’importe le temps ! La nature n’est-elle pas toujours aussi belle ? Ne serons-nous pas seuls encore, seuls devant Elle, et devant nous-même ?

Au cœur de l’Oisans, l’accueillant petit refuge de l’alpe nous offre un asile charmant.

Emportons des vivres, du bois, des livres…, et prolongeons le plus possible cette retraite bienfaisante.

Au coin du feu, ou dans les vallons paisibles, nos journées coulerons calmes et douces, à regarder tomber la pluie, écouter pleurer le vent, contempler les montagnes noyées de brumes et le ciel tourmenté, lire, penser, rêver, s’échapper, enfin, de cette vie moderne que nous maudissons !

Hélas ! Ce n’est qu’un rêve !

Comment briser l’étau d’une vie tyrannique, qui nous enferme dans les villes laides et sales, avec des gens méchants et cupides, tandis qu’assoiffée d’air pur et d’idéal, notre jeunesse, emmurée, étouffée, pleure sur elle-même et maudit la civilisation.

Source Jacques Boell « Cimes d’Oisans »

Montagne 05 « Massif de l’Oisans, du Pelvoux, des Ecrins, de la Meije, … »

Il existe au fond des solitudes alpestres un grand massif de cimes plus jalousement caché aux regards que tous les autres. Eloignés des plaines et des larges vallées, ses pics, qui sont pourtant parmi les plus haut et les plus fiers de la chaîne, restèrent ignorés plus longtemps que les autres sommets des alpes. Tard même dans l’histoire, ils étaient encore à peu près inconnus.

Seuls les bergers qui, l’été, menaient leurs troupeaux dans les hauts vallon de la Vallouise, de l’Oisans, du Valgaudemar et du Valjouffrey, et les paysans de ces petits hameaux aux toits de chaume pointus égrenés le long des torrents, connaissaient l’existence des glaciers, des murailles rocheuses, des puissantes arêtes toujours en lutte avec les nuages pour la conquête du ciel.

Ils savaient même que, près des glaciers, vivaient la marmotte qui passe les longs hivers endormie dans son terrier profond et le chamois rapide comme un trait.

Soit qu’ils fussent partis à la recherche de leurs moutons, soit en chassant le chamois, bergers et paysans s’aperçurent que les  hautes crêtes n’étaient pas partout des murailles infranchissables. On imagine sans peine un de ces anciens montagnards, atteignant parfois une brèche ouverte entre les pics menaçants et plongeant le regard dans une vallée inconnu. Pendant longtemps, sans doute, nul n’osa se risquer à y descendre, mais la brèche finie par être traversée, et l’on disposa ainsi d’un passage plus pratique car il raccourcissait de plusieurs jours de marche la route qui conduisait au pays voisin.

A ces seuls éléments se borna longtemps la connaissance des montagnes qui dressent leurs hérissement de pointes entre les pays du Briançonnais, du Champsaur, et de l’Oisans.

Nulle part, la conquête des cimes abruptes ou élevées n’ a été dans la passé l’œuvre des montagnards. Ceux-ci savaient qu’a partir d’une certaine hauteur on ne trouve plus que des rocs fracassés, neiges et glaces : les chamois et les marmottes même fuient ces terres stériles. Ces hautes régions dénudées présentaient aussi un aspect effrayant. D’ailleurs, eût on osé s’aventurer un peu trop loin au-dessus de la vallée, la peur vous saisissait à regarder vers le bas; il vous semblait que vous ne pourriez plus redescendre. Et les nuages, le brouillard, les embûches mortelles de la neige, de la roche glissante, le chemin de retour que l’on ne reconnait plus; ces clameurs bizarres dans les rochers, ces bruits d’explosion dans la glace, le silence surtout, lourd et terrible… Là-haut se manifestaient, on en été persuadé, des forces vivantes, pleines de mystère; mieux valait ne pas avoir affaire à elles, bien heureux lorsqu’elles ne venaient pas frapper jusque chez lui le pauvre montagnard, en voyant l’avalanche sur sa maison, ou le torrent à travers son pré.

Pour vaincre les cimes, il fallait que leur conquête soit entreprise pour elle même. Ce dessein fut un des fruits innombrables et merveilleux de la grande curiosité intellectuelle, de la passion de découverte et de connaissance qui éclatèrent à certaines époques. L’épanouissement de la civilisation prédisposait alors à ce genre de pensées les esprits ouverts aux choses de leur temps. Les montagnards ne pouvaient pas être de tels conquérants. N’étaient ils pas déjà prisonniers de leurs craintes ataviques des hautes régions ? Comment d’ailleurs, leur dure existence paysanne, enfermée dans une routine plus que millénaire, aurait-elle permis à leurs intelligences des spéculations capables d’éveiller en eux une flamme de curiosité ? Comment l’afflux de connaissances nouvelles, dont pouvaient, par leur pratique du commerce, de l’industrie, des voyages, s’enrichir les citadins, aurait il pu atteindre les petites vallées solitaires de la montagne et susciter l’intérêt des paysans isolés dans leurs foyers ? Les premiers hommes curieux de gravir les cimes ne furent donc pas des montagnards , mais des citadins habitant les plaines civilisées voisines de la montagne; ce furent des lettrés, des savants, et aussi des gens riches, appartenant à la classe des seigneurs ou de la bourgeoisie. Ils vinrent par vagues : la première vers la fin du moyen âge et pendant la Renaissance, fut peu importante; mais à la fin du XVIIIe et au XIXe siècle, la curiosité scientifique se développant, il se produisit un véritable raz de marée; l’assaut fut décisif.

Après le mont-Blanc, bien des autres cimes déjà avaient été vaincues. cependant, le farouche massif Dauphinois gardait toujours ses arêtes déchirées pures de tout contact humain.

En 1828, lorsque le capitaine Durand, officier du Corps Royal Français des ingénieurs géographes , qui avaient pour mission d’établir la carte des Alpes, mit à exécution son projet d’escalader le Mont Pelvoux, on pensait dans les milieux avertis que ce sommet était le plus haut point des montagnes du Dauphiné et le capitaine Durand l’avait fort judicieusement choisi pour compléter son « quadrilatère des Alpes », base de sa future carte. L’ascension de Durand au Pelvoux mérite de rester célèbre à bien des titres. Arrivé au sommet du Pelvoux, le capitaine eut en particulier, la fortune insigne de découvrir dans le voisinage une autre cime bien plus haute; personne jusque-là ne s’était douté de l’incontestable prééminence d’un certain pic d’Arsines, ou Barre des Ecrins, dont les mystérieuses parois n’avaient encore été vues et baptisées que par les bergers de la haute Vallouise.

Aujourd’hui toutes nos cimes alpestres sont dûment connues, dénommées, cataloguées de mille manières possibles par les géographes, les géologues, les militaires et les alpinistes. Elles sont toutes classées dans l’échelle des difficultés, arête par arête, paroi par paroi, couloir par couloir. Poussé par leur passion, les alpiniste ont en effet peu à peu frayé sur chaque arête, dans chaque couloir des itinéraires de plus en plus serrés dans les mailles toujours plus étroites des vides laissés par les explorations précédentes. Les altitudes de nos cimes sont maintenant bien déterminées, au décimètre près, par les modernes continuateurs de l’œuvre du capitaine Durand.

Naguère encore auréolés de leur réputation de montagne mal connues, le Pelvoux, les Ecrins et leurs satellites ne le sont pas beaucoup plus aujourd’hui que les autres grandes cimes des Alpes, ces points restant à explorer consistant en quelques « blancs » parsemés sur l’emplacement de rares parois qui ne tarderont pas à être gravies à leur tour.

Au pied des monts, les vallées se sont transformées. le ruban clair d’une route s’est subrepticement glissé entre les énormes pans de la montagne, et de sinuosité en sinuosité a fini par gagner l’orée des plus hauts vallons, près des glaciers. Ca et là, les petits villages, les hameaux ont fait peau neuve. Plus près des cimes, de petites cabanes ont été construites jusqu’au cœur des glaciers. Solidement amarrées au roc par des haubans métalliques qui sifflent dans les tourmentes, elles sont là pour servir d’abri aux hommes venus admirer les cimes et désireux de les gravir.

Est-ce à dire que le visage même des cimes s’est transformé ? Leur beauté n’était pas due seulement au prestige, aujourd’hui éteint , de l’inconnu, du mystérieux, de l’inviolé, voire de inaccessible. On ne rêve plus maintenant à tout cet inconnu. Mais d’autres liens se sont noués entre nous et les cimes, mille liens très doux, forgés dans notre patiente et dure conquête. S’il y a eu du changement, ce n’est pas dans les formes de roc drapées de glace et auréolées d’azur ou de nuages, mais dans la manière dont nous les considérons.

Source Jean Vernet « au cœur des Alpes »